Dr Babita Thannoo : « On risque un monde à la Mad Max pour les générations futures »

Selon le Dr Babita Thanoo, écologie et féminisme sont un seul et même combat. La chargée de cours au Centre for Alternative Research and Studies (CARES), à Moka, explique que l’écoféminisme est « un mouvement de résistance porté par le besoin de combattre les injustices du capitalisme envers la femme et la nature ». 

• Qu’est-ce que l’écoféminisme ? 

C’est une philosophie qui préconise le lien étroit et profond entre la destruction de la nature et l’oppression de la femme dans notre société moderne. C’est un mouvement activiste qui rassemble tous ceux qui luttent pour les droits de la nature et de la femme. 

Pour les activistes féministes et écologistes, on ne peut dissocier le patriarcat qui opprime la femme et le capitalisme. Celui-ci perpétue l’hégémonie du patriarcat. Le capitalisme, par exemple, profite toujours de l’exploitation de la femme dans la sphère domestique. Le travail de soin qu’accomplissent majoritairement les femmes, comme s’occuper des malades, des enfants et des personnes âgées, n’est pas énuméré. Ce qui fait que la femme est doublement exploitée. 

De plus, le monde du travail, sous l’égide du capitalisme, est bâti sur l’exploitation du travailleur. L’écoféminisme est ainsi une école de pensée et un mouvement de résistance porté, avant tout, par le besoin inébranlable de combattre les injustices infligées par le capitalisme envers la femme et la nature. 

• Il fait donc le lien entre l’oppression des femmes et la destruction de l’environnement… 

Absolument. Sous le capitalisme, la nature est réduite à un outil de production, une ressource qu’il faut exploiter pour le profit. De même, la femme demeure secondaire dans le monde du travail vu 

la charge mentale du travail de soin à la maison qui ne lui permet que rarement de gravir les échelons du travail. 

Il faut aussi reconnaître que les femmes subissent majoritairement les effets de la destruction de la nature par le système néolibéral. Par exemple, en Afrique sub- saharienne, les femmes sont toujours responsables de la culture vivrière. Les crises climatiques sous formes de sécheresses, d’inondations et de cyclones intenses rendent la vie des femmes bien plus dure. 

On peut citer l’exemple de Madagascar où les femmes ne peuvent nourrir leur famille d’après leurs méthodes traditionnelles telles que la cultivation, la cueillette et les fermes de subsistance. Leurs vies sont devenues extrêmement précaires avec le changement climatique et l’exploitation à outrance des ressources minières malgaches. 

• Et à Maurice ? 

À Maurice, la vie précaire des femmes au bas de l’échelle permet leur exploitation soutenue dans des emplois à bas revenus. Avec le développement foncier qui se fait sur nos côtes et l’exploitation de la mer par l’industrie du tourisme et de l’économie bleue, elles ont bien moins accès aux ressources naturelles telles que la pêche artisanale qui auparavant leur permettait de vivre. 

Les femmes sont aussi exploitées par le courant mondialiste qui a permis l’« outsourcing ». Un bon nombre d’entre elles sont forcées de travailler des heures 

inimaginables pour des salaires médiocres alors que les compagnies font des profits mirobolants à leurs dépens. 

Le capitalisme sous toutes ses formes exploite la nature et la femme pour permettre l’enrichissement des élites. Car le système perçoit la nature et l’humain comme des ressources à exploiter. Les femmes en sont victimes bien plus que les hommes, vu qu’elles entreprennent le double fardeau du travail de soin. Il est donc impératif de mettre en avant le combat écoféministe qui rallie le combat écologique et celui pour les droits des femmes. 

• Comment l’écoféminisme s’est-il développé ? 

Ce mode de pensée anime mondialement l’activisme écologique. Des figures de proue, parmi Vandana Shiva, ont largement contribué à valoriser l’écoféminisme en nous démontrant que l’engagement pour l’écologie passe par l’analyse et le rejet du patriarcat néolibéral. 

Le succès des combats écoféministes nous inspire dans notre combat quotidien pour éveiller les consciences. Par exemple, dans les années 70, le mouvement Chipko en Inde avait été initié par des villageoises du Nord qui avaient enlacé les arbres afin empêcher qu’ils soient détruits par les adeptes du capitalisme. C’est ainsi qu’est né le mouvement « Tree-Hugging » qui est devenu, globalement, un mode de protestation contre la destruction de la nature.« Les femmes subissent majoritairement les effets de la destruction de la nature par le système néolibéral » 

• Allier écologie et combat féministe, c’est pour gagner en efficacité ? 

Je dirais que c’est un seul et même combat. Ce n’est pas une alliance en soi, mais plutôt une lutte multidimensionnelle pour comprendre comment le néolibéralisme, le système capitaliste contemporain qui prône la dérégularisation totale, utilise le patriarcat pour opprimer les femmes et la nature. 

Par ailleurs, on ne peut combattre un système sans comprendre comment il opère. Ce système, basé sur l’individualisme, la compétition, la hiérarchie et la violence quotidienne, opère à travers l’exploitation des ressources humaines et naturelles. Il creuse des inégalités pour mieux exploiter l’autre jusqu’à ce que mort s’ensuive… 

L’écoféminisme a un seul combat : le démantèlement du système néolibéral pour bâtir une société égalitaire, respectueuse et juste envers tout être vivant, homme, femme, végétal ou animal. 

• Que critique l’écoféminisme ? 

L’écoféminisme dénonce et souhaite le démantèlement de l’emprise du patriarcat capitaliste sur la vie des femmes et la nature. Le mouvement critique le déni de la valeur économique de la production sociale de la vie. C’est-à-dire le refus du capitalisme patriarcal de reconnaître que le travail de soin accompli majoritairement par les femmes, a une valeur économique et affecte grandement la qualité de vie et le potentiel de la femme dans le monde du travail. 

Le mouvement met en cause le capitalisme à outrance, l’impérialisme, qui a déstabilisé notre monde, qui a créé l’ère de l’anthropocène, voire cette époque où l’homme déstabilise irrévocablement les écosystèmes et l’intégrité de la biosphère, nous amenant à un avenir incertain pour les générations futures. 

Le mouvement met surtout en question la dominance économique des pays du Nord qui continuent l’exploitation de nos ressources à travers la pratique de l’économie du chaos néolibéral. Ce chaos est à la base de la précarité qui rend notre mode de vie contemporain insoutenable à long terme. 

• Quel est son rôle par rapport à la nature ? 

L’écoféminisme prône l’arrêt de tout acte destructeur contre la nature et la femme. Le mouvement préconise une transition immédiate vers une société éco-socialiste-féministe égalitaire où les droits de l’homme, de la femme et de la nature sont reconnus. 

Le mouvement condamne surtout le néolibéralisme et ses promoteurs, tels que les industries extractives et autres qui exploitent la nature et l’humain. L’écoféminisme condamne fermement le Greenwashing, le Pink Washing et le Social Washing, consistant à décevoir le public sur les effets humains et écologiques des activités industrielles dangereuses. 

 • Il y a eu des efforts… 

En effet, il y a eu quelques efforts pour développer le business soutenable avec le « Fair Trade », le « sourcing » plus responsable des matières premières et le recyclage. Mais devant l’urgence de la crise climatique, l’insécurité alimentaire et les enjeux qui menacent la survie des générations futures, l’écoféminisme prône une révolution systémique, un changement de système immédiat. Il nous faut le rejet total du capitalisme, du néolibéralisme, du patriarcat pour permettre à l’humanité de survivre. « Il nous faut le rejet total du capitalisme, du néolibéralisme, du patriarcat pour permettre à l’humanité de survivre ».

• Pourquoi ce combat a-t-il son importance ? 

Sans le combat écoféministe, notre société fait face à de graves problèmes de survie. La pandémie nous a démontré les limites d’un monde qui surexploite les ressources naturelles et surcharge la femme de responsabilités. 

L’ère des catastrophes climatiques est là. On est témoin d’inondations meurtrières presque chaque jour à travers le monde. Le chaos néolibéral fait que les pays les plus à risques sont les pays les plus pauvres. On compte toujours le nombre de morts et de disparus au Pakistan. On risque un monde à la « Mad Max » pour les générations futures. 

• Sous quelles formes retrouve-t-on l’écoféminisme ? 

Ce combat est intersectionnel. On voit des ONG telles que Raise Brave Girls, les mouvements gauchistes et féministes tels que Muvman Liberasyon Fam et les mouvements de gauche qui donnent de l’importance à l’écologie et l’écoféminisme comme Rezistans ek Alternativ. Internationalement, on a des mouvements bien ancrés tels que le Navdanya et la Rural Women Assembly 

• Comment réhabilite-t-il la nature et les femmes ? 

Avant tout, le mouvement souligne le travail formidable accompli par les femmes dans le combat pour préserver la nature et le démantèlement des inégalités sociales. La femme est aussi mise en exergue pour son rôle primordial dans la lutte pour la justice environnementale. 

En Afrique, on voit les mouvements de femmes contre la crise climatique qui permet aux femmes de renier ouvertement le système néolibéral. Il y a, par exemple, la Rural Women Assembly qui éduque les Africaines sur la cause féministe. Ce, tout en leur permettant de se redresser économiquement à travers la pratique de l’agroécologie. Ainsi, les femmes prennent en charge leur survie tout en protégeant la nature et la vie. 

• L’écoféminisme n’a-t-il pas quelque part une dynamique contre- culture éminemment politique ? 

La politique est inhérente au combat systémique. Le système capitaliste est génocidaire. Il perdure et trouve ses renforts dans le système politique, soutenu par le financement des partis politiques, le lobbying et les liens incestueux entre le monde cryptique de la finance et certains partis politiques. 

Le combat écoféministe consiste à dénoncer ce système de « Mafialand » d’entente délictueuse qui est une des causes de notre oppression moderne. L’écoféminisme prône également la décolonisation de notre monde, c’est-à- dire la fin de l’emprise du monde industrielle capitaliste sur notre mode de pensée, notre mode de vie et notre société. Le mouvement met en avant le besoin de la décroissance afin de protéger la planète. 

Pareillement, il met l’accent sur le désinvestissement afin de cesser les activités des secteurs extrêmement dangereux contre la nature. L’écoféminisme a donc la vocation d’une lutte politique contre toutes les instances qui nous oppriment. 

• En lien avec le changement climatique, qu’en est-il de l’écoféminisme à Maurice ? 

Certains groupes s’attellent à l’éducation de la société pour l’égalité sociale, d’autres initient le public à la pratique de l’agroécologie et d’autres s’adonnent à des combats importants comme la lutte contre la drogue. 

On note quand même que quand l’écologie est le combat de plusieurs groupes écologistes, le féminisme figure rarement sur leur agenda. De même, on peut identifier que certains mouvements féministes ne mettent pas en avant la cause écologique. Or il faut allier les deux et mettre en avant le mouvement écoféministe pour reconnaître les structures patriarcales dans la destruction de la nature et l’oppression de la femme. 

• Qui fait partie de ce réseau ? 

Beaucoup d’activistes restent dans l’ombre car le travail se fait au quotidien. On a des jeunes soucieux de l’écologie et des droits de la femme. Ils sont sur le terrain, prêts à soutenir l’agroécologie et les femmes dans les rôles qui permettent leur épanouissement socio-économique. 

On voit sur les réseaux sociaux et sur le web en général, des mouvements qui éduquent et rallient les femmes et les écologistes sur un niveau mondial. Beaucoup de nos jeunes et nos activistes suivent ces mouvements pour pouvoir envisager une révolution au niveau local. 

• Les combats menés jusqu’à présent ? 

L’incident du Wakashio a mis de l’avant le rôle des femmes de la mer qui luttent toujours pour que leurs droits ne soient pas lésés. Plusieurs Mauriciennes se sont engagées dans l’agroécologie. On voit clairement un retour à la terre pour assurer la sécurité alimentaire. 

Plusieurs femmes ont fait entendre leur voix contre la destruction de notre environnement, surtout dans le cadre d’abattages d’arbres pour faire de la place au Metro Express. Elles étaient à l’avant dans les marches pour la justice, le droit à un domicile et la démocratie. Les jeune filles, mères et grand-mères étaient descendues dans les rues pour manifester contre l’injustice et le bafouement de la démocratie. 

On note aussi les femmes qui sont à l’avant dans le Mouvement Indépendantiste Rodriguais. Elles militent non seulement pour l’indépendance de l’île Rodrigues mais pour l’accès à l’eau, un véritable combat et tout ce qui touche au bien-être des Rodriguais. 

• Que reste-t-il à faire ? 

Il faut renforcer le mouvement écoféminisme en tant que mouvement social autour du combat contre l’insécurité alimentaire. Mais aussi, l’urbanisation à l’outrance, l’accaparement des terres et de notre mer, le développement de smart cities qui renie nos droits à une société égalitaire et vivable pour tous, la privatisation de nos biens publics, l’érosion planifiée des droits des travailleurs et chaque combat qui va à l’encontre des droits humains et de la nature. 

• Que répondez-vous à ceux qui pensent qu’on risque de diluer le débat en chevauchant écologie et cause féminine ? 

La perception que l’écologie et la cause féminine sont deux problématiques séparées n’est nullement fondée. L’oppression de la nature et de la femme est inextricablement liée. Le capitalisme comme facteur d’oppression qui renforce et utilise le patriarcat demeure la force la plus destructrice de la femme et de la nature. On ne peut dissocier les deux combats. 

*L’écoféminisme date des années 70, avec la publication du livre de Françoise D’Eaubonne intitulé « Le Féminisme ou la Mort ». Ce mouvement activiste et politique s’est renforcé dans les années 80 et 90, les organisations féministes et d’écologistes ayant demandé que les droits de la femme et de la nature soient considérés communément par les instances internationales telles que les Nations unies.